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Extrait 1 (Un acte de faiblesse)   |   Extrait 2 (Case-pointe)

p. 78 à 80 (nouvelle « Case-pointe »)


(...) Nous poursuivîmes la conversation. Mady Chantelier tournait autour de nous, attentive et souriante, presque belle malgré sa face blême et grasse, ses ongles douteux, ses formes disgracieuses et ses vêtements vulgaires. Elle avait servi le café avec un cake aux raisins qu'elle venait de préparer. L'enfant dormait dans son berceau, l'oiseau chantait dans sa cage, les trophées de chasse de Théo Chantelier suspendus au mur nous fixaient de leurs yeux de verre, tout était paisible, je me sentais bien chez ces gens-là.

- En tout cas, nous, on saurait à quoi employer cet argent si un jour on gagnait le gros lot. Hein, Mady ?

- Ah ça, oui !

Ils échangèrent un regard mystérieux. Je terminai mon café, les remerciai et rentrai chez moi.

Nous nous revîmes régulièrement, sans nous concerter. Je jouais plus souvent qu'avant, comme si j'avais été influencé par l'engouement des Chantelier. Mais les sommes gagnées étaient bien peu élevées par rapport aux mises. Je changeais de numéros, cochais la grille et attendais les résultats du tirage sans guère y croire. Théo Chantelier me faisait part de ses gains et je l'enviais un peu.

Il avait ses manies, le sieur Chantelier. Jamais de Joker par superstition, jamais de bulletin multiple, et toujours une participation à dix tirages avec six numéros par grille. Dix tirages signifiaient faire valider un nouveau bulletin toutes les cinq semaines : une habitude si ancrée dans l'existence des Chantelier qu'ils ne devaient même plus y penser.

Donc les Chantelier gagnaient parfois, moi presque jamais. Cependant la situation se renversa en ma faveur. Je me mis à gagner moi aussi, d'abord des sommes minimes puis de plus en plus importantes, alors que les Chantelier restaient sur leur faim. Notre amitié n'en pâtit point. Parfois, Théo Chantelier me demandait ce que je ferais si je gagnais une très grosse somme. Je répondais que je n'en savais rien et je devinais le doute dans ses yeux. Et pourtant, c'était la vérité. Je n'en avais pas la moindre idée. Lui, par contre, retrouvait son air énigmatique et ses sous-entendus. Il savait très bien ce qu'il voulait. Je sentais qu'il brûlait d'envie d'en parler mais n'osait pas. Un jour, il se lança.

- ... un rêve d'enfant, un truc irréalisable, dit-il. J'y pense depuis si longtemps. La seule personne qui est au courant, c'est ma femme. Ça me fait tout drôle de t'en parler. (Nous nous tutoyions à présent.) Je ne sais pas par quoi commencer.

- Tu n'es pas obligé de...

- Si, si, j'y tiens. Voilà, c'est simple : on voudrait repartir à zéro, tout lâcher ici et aller vivre en Martinique. J'ai des livres pleins de photos, des vidéos. C'est beau, la Martinique, c'est le paradis. Ça m'obsède depuis des années. Mady et moi, on ne parle plus que de ça. On a repéré un endroit chouette là-bas, sur la côte nord de l'île, entre Anse-Couleuvre et Macouba, pas loin de Grand-Rivière. Ça s'appelle Case-Pointe. Case-Pointe... Oh, il y a des fois, on n'y croit plus ! Mais l'espoir revient toujours. Alors, on regarde les photos et on se remet à rêver. Tu trouves ça con ?

Sa naïveté, ses espoirs vains m'émurent. Face à lui, je me trouvais désabusé et aigri. Je ne croyais plus en rien, Claire m'avait tout pris, j'étais vide d'elle et de toute espérance, même la plus futile.

- Mais non, c'est très bien, répondis-je avec sincérité.

Il n'ajouta rien et je n'insistai pas pour en savoir plus. Il avait ses rêves à lui, je n'en avais plus. Nous n'étions pas sur la même longueur d'ondes, ce qui n'empêchait pas de me le rendre de plus en plus sympathique.




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