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p. 22 à 27


Taharn suit Armon à quelques enjambées. Leur course vive serpente entre les arbres. Ils courent depuis longtemps. Armon mène le jeu. Les femmes ont appelé les deux jeunes gens pour la récolte de riz, à la fraîche du soir venu, mais ils n'ont pas répondu. Le cadet, dont l'expression tantôt farouche tantôt rieuse change à la vitesse de l'éclair, a mimé le spasme du poisson asphyxié. Ses yeux lui sortaient de la tête et sa bouche arrondie se tendait vers une dernière aspiration. Armon s'est élancé, sautant par-dessus les fondrières bourbeuses du chemin défoncé par les eaux. Ses foulées longues et puissantes fendaient les herbes folles. Taharn, aux muscles plus courts, devait donner toute sa vigueur pour le suivre. […]

Leur course s'arrête enfin. Taharn reprend son souffle. Il ne veut pas faiblir devant l'aîné. Il lui lance un regard méprisant. Comment Armon peut-il oublier le lien qui les unit depuis si longtemps ? Comment peut-il l'abandonner ? Pour une fille ! Mais Armon lui tourne le dos, il pénètre dans le marais jusqu'à mi-cuisses, plonge les bras dans la vase. Il reste immobile. Longtemps. Les joncs et les acores cachent en partie son corps en sueur.

Taharn voudrait tellement laisser Armon seul dans les marais et retourner au village. Ils en sont loin, à un endroit où la tourbière est devenue un véritable marécage. C'est là qu'on trouve les plus belles proies. Mais ils sont partis dans une telle hâte qu'ils ont oublié leurs harpons au village. C'est là aussi que se cachent les ennemis de l'homme, sous cette couche ouatée d'algues qui bouge avec mollesse telle une chevelure dénouée. Des cheveux de femme, ceux de Maïra… Tout ici rappelle à Taharn la jeune fille. Il jalouse Armon, il jalouse Maïra. Entre eux, il n'y a plus de place pour lui. Armon est le coupable, il paiera.

D'un coup, ce dernier s'est redressé. Il brandit sa proie vers le ciel : un long serpent d'eau qu'il tient entre ses mains écartées. Le serpent s'agite et s'enroule autour des bras d'Armon mais celui-ci ne lâche pas prise. A son tour, Taharn entre dans l'eau sombre. Ses pieds nus s'enfoncent dans les algues et la vase. D'un geste vif et précis, il saisit le serpent derrière la tête. Ses mains emprisonnent le cou. Il a tant de rage en lui qu'il pourrait l'étouffer. Il se tourne vers Armon et serre. La peau luisante glisse entre ses doigts pendant qu'il serre, serre, tout en fixant son compagnon du regard. Le serpent a cessé de se débattre. Taharn le rejette au loin et agrippe Armon. Les deux jeunes gens roulent dans les algues. Leurs gestes sont gauches, leurs jambes s'empêtrent dans le tissu mouvant vert tendre. Armon se débat sans conviction. Quand le poing de son rival s'abat sur son œil, il comprend que ce n'est plus un jeu. D'autres coups suivent à peine amortis par la vase. Les corps se fondent en un : membres enlacés, souffles courts, veines gonflées, muscles saillants, fureur que semble mollir les éléments aquatiques, comme si ceux-ci atténuaient la violence humaine. Le cadavre du serpent flotte à côté des combattants déchaînés qu'éclaboussent les gerbes brillantes. Armon a repris le dessus. Il écrase Taharn de tout son poids. Pas pour longtemps. C'est le cadet qui domine à présent, ses mains crispées maintiennent Armon au cou de la même manière qu'il tenait le serpent d'eau pour le tuer. Si Armon n'avait pas le visage couvert de vase, son compagnon de lutte devinerait dans ses yeux l'interrogation pressante : pourquoi m'attaques-tu, mon frère, que me veux-tu ?




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