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Un jour couleur d'orange


Immobiles et menaçants, les deux monstres s'affrontaient en silence. Poussés comme des champignons dans l'humus d'une forêt, ils se dressaient l'un en face de l'autre, ignorant le monde à leurs pieds. Il n'y avait place que pour eux seuls et leur incommensurable arrogance.

 

Christine Gabeau se pencha par la fenêtre. Dans la rue, les passants marchaient vite. Ils paraissaient tout petits : un flot continu de crânes qui avançaient, se dépassaient, s'arrêtaient. Les voitures étaient de minuscules jouets, leurs klaxons des piaillements d'oisillons. L'entrelacement des rues ressemblait à une carte géographique.

- C'est toujours la même chose, soupira-t-elle en fermant la fenêtre.

Elle s'assit à la table de la salle à manger et se mit à éplucher des pommes de terre. Deux plis profonds marquaient son visage autour des lèvres. Sans ces rides d'amertume et une grande tristesse dans le regard, elle eut presque été belle.

- Lucas ! Amène-toi.

L'enfant arriva. Le ton de sa mère ne lui disait rien qui vaille. La main gauche de Lucas, cachée derrière son dos, tenait un marteau.

- Passe-moi ça !

Elle lui arracha l'outil, le posa sur la table, près d'une bouteille de vin à demi vide.

- Cesse ce jeu stupide. Comment peux-tu fabriquer de telles horreurs ? Ton père flanquera tout ça à la poubelle.

- S'il revient…, murmura Lucas.

Sa mère ne releva pas. Comme à chaque fois qu'elle s'énervait, son front et ses joues avaient pris une teinte violacée. Sur son injonction, Lucas avala les trois comprimés qu'elle lui tendait. Il détestait leur goût amer. À chaque déglutition, il avait l'impression d'étouffer. Et s'il mourait pour de bon ? Le médecin avait pris sa température et hoché la tête pour seul diagnostic. Depuis plusieurs jours, la mère de Lucas l'obligeait à rester à la maison sous prétexte d'un mal auquel personne ne croyait, pas même l'enfant, encore moins le médecin qui, par complaisance, n'avait pas hésité à signer le certificat médical. Lucas aurait préféré retourner à l'école. Son désœuvrement l'avait incité à construire les deux « choses » qui se trouvaient dans sa chambre : des assemblages de morceaux de bois, de fer, de bouts de plastique, de tissu et de matériaux hétéroclites, tout ce qui lui était tombé sous la main. L'un des monstres avait pour tête un potiron, l'autre une balayette enveloppée de chiffons qui se dressait comme une houppe de punk. Les deux géants étaient bardés de clous et d'aspérités qui les rendaient invulnérables. Du haut de ses sept ans, Lucas n'atteignait leur sommet qu'en grimpant sur une chaise, sur la pointe des pieds.

 

Elle avait déjà bu, il le sentait à son haleine. Depuis qu'ils étaient seuls, elle et lui, elle ne se retenait plus vraiment. Ni de boire, ni d'écouter la même chanson, toujours la même, qu'elle faisait passer en boucle : Un jour pourtant, un jour viendra, couleur d'orange… La voix de Jean Ferrat chantant le poème d'Aragon emplissait l'appartement, un trois pièces au neuvième étage d'un immeuble vétuste. Lucas ne saisissait pas bien la signification des paroles. Un jour viendra… Lequel ? Et à quoi ressemblerait-il ? Pour lui, les jours et les nuits défilaient les uns derrière les autres comme les minuscules voitures, tout en bas, dans la rue, sans que le moindre incident les dévient de leur cours immuable. Comme les programmes de télé, toujours les mêmes, si semblables dans leur monotonie.

- Allume la télé, ordonna-t-elle. Et surtout, ne mets pas le son.

Il obéit avant de regagner sa chambre. Un moment, il resta planté devant un des monstres, le plus impressionnant. Caramalak à la tête de citrouille, sans bras ni jambes, solide comme un bloc de béton armé, au ventre de carton rempli de briquaillon. À un mètre cinquante de lui, son frère Golamalak, tout en puissance, le toisait avec vergogne. Entre eux, une fenêtre qui donnait sur le vide des neuf étages et la cour, où on avait, un matin, retrouvé un suicidé. Lucas y pensait parfois. Il imaginait les membres brisés, le corps tordu dans une position bizarre, le crâne fracassé, les morceaux de cervelle, le sang… Les images macabres le hantaient, surtout la nuit. Depuis le départ de son père, l'enfant avait le sommeil agité. Quand il se réveillait, il distinguait dans la pénombre les formes surnaturelles de Caramalak et Golamalak qui veillaient sur lui.

Tout l'après-midi, il s'occupa des géants. Il protégea le torse puissant de Golamalak d'un bouclier fait d'un couvercle de poubelle, et consolida Caramalak en ficelant du mieux qu'il put des chiffons, des journaux en boule et des bouts de ferraille assemblés tant bien que mal. Il serrait les nœuds si fort qu'il en avait mal aux doigts. De temps en temps, il jetait un coup d'œil sur sa mère. Elle était restée accoudée à la table, le menton dans la main, muette, perdue dans ses songes, absente du monde. Mais, au moins, elle lui fichait la paix. D'ailleurs, il ne se gêna pas pour prendre dans un tiroir des allumettes et un gros marqueur noir avec lequel il écrivit, en lettres capitales, sur la tête citrouille de Caramalak : UN JOUR VIENDRA.

Il joua un peu avec les allumettes, se demanda lequel des deux géants brûlerait le mieux et le plus vite. Ce qui se construit se détruit tout autant. Question de volonté. Dès le début de l'élaboration des géants, il avait su qu'il devrait à un moment ou l'autre les anéantir, procéder à leur destruction totale et définitive. Car s'ils mouraient, son père rentrerait à la maison et tout redeviendrait comme avant. Papa le prendrait sur ses genoux pour lui raconter des histoires, surtout celle que Lucas aimait tant, une histoire à dormir debout - peut-on vraiment dormir debout…? Il y avait eu tant de malheur, tant de cris et de haine, de portes claquées et de pleurs, mais un jour pourtant, un jour viendrait, couleur d'orange…

 

Un jour de palme, un jour de feuillages au front

Un jour d'épaule nue où les gens s'aimeront

Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche.

 

… continuait à chanter Ferrat, pendant que la mère de Lucas s'était assoupie, affalée sur la table, à côté de la bouteille de vin vide.

Il allait craquer la première allumette quand son attention fut attirée par un reflet dans la fenêtre de sa chambre. L'écran de télévision s'allumait dans des gerbes d'étincelles : un véritable feu d'artifice. Cela devait être une pub ou la bande de lancement d'un film américain, comme son père les aimait. Quand celui-ci louait des cassettes de Bruce Willis, la mère de Lucas ronchonnait : « C'est toujours la même chose. » Et parfois, elle ajoutait : « Ce sera toujours la même chose ».

Dans le reflet de la vitre, il vit un avion s'écraser sur une très haute tour. De l'immeuble éventré jaillissaient des boules de feu et d'énormes tourbillons de fumée. La même image repassa une deuxième fois puis une troisième.

À pas très lents, Lucas s'approcha du poste de télévision. Il y eut plusieurs ralentis, des visages stupéfaits, puis un plan fixe d'un autre avion qui transperçait comme une flèche la tour jumelle un peu cachée par la première. Les géantes mises à mort ; Caramalak et Golamalak à l'agonie… Chaos muet, fracas silencieux dans les gerbes enflammées rouges et jaunes sur fond de ciel parfaitement bleu. Se peut-il que le ciel soit bleu le jour de la fin du monde ? New-York, mardi 11 septembre 2001. Vision d'enfer, bouches ouvertes dans un cri de détresse, gigantesques volutes noires qui poursuivent les fuyards pour les happer à travers les rues éventrées semées de décombres fumants. Ensuite, gros plan d'un homme à la face couleur cendre, striée de filets de sang, qui grimace devant le micro qu'on lui tend et, d'un coup, se met à sangloter comme un enfant…

Lucas s'approcha encore. Il lâcha la boîte d'allumettes qui s'éparpillèrent sur le sol. Il ne pensa même pas à hausser le son de la télévision. Profondément en lui, il sentait que quelque chose de terrible était arrivé dans un pays lointain qu'il ne connaissait pas - et ce n'était pas un film, il le savait bien maintenant, mais une horreur sans nom et sans visage, peut-être la fin du monde, et papa n'était pas là pour le sauver si la terre entière explosait en feu d'artifice, comme les deux gigantesques bâtiments, et maman elle aussi l'avait abandonné. Il vit et revit les avions et les tours, les gens affolés et en larmes, les morceaux de verre et de métal qui explosaient dans le ciel, la fumée à travers laquelle des corps chutaient dans le vide, au ralenti - combien de temps faut-il pour atteindre le sol… ?

Ce fut la chanson qui le ramena à la surface de la vie. Toujours planté devant la télévision, il l'entendit comme dans un songe :

 

Quoi toujours ce serait la guerre, la querelle

Des manières de rois et des fronts prosternés

Quoi les bagnes toujours et la chair sous la roue

Le massacre toujours justifié d'idoles

Aux cadavres jeté ce manteau de paroles

Le bâillon pour la bouche et pour la main le clou !

 

Au moment où la première tour, dans des trombes de gravats, de débris métalliques et de poussière, s'effondrait en empilements horizontaux, et que la mère de Lucas, à présent réveillée, bredouillait d'une voix molle « Ce sera toujours la même chose… », le garçon ouvrit sans bruit la porte de l'appartement et se glissa à pas de loup dans le couloir. Près de la cage d'ascenseur, dans la pénombre de l'embrasure d'une porte se tenait un homme, le regard plein de mystère, un doigt sur les lèvres, la main tendue vers Lucas.

L'enfant se précipita vers son père. Le jour d'orange était arrivé.




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