Fidèle

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                                                                        Fidèle

                - Stupide soirée en perspective !

Sa main tâtonnante et fébrile s’approcha de moi. Il marmonna encore quelque chose que j’entendis à peine sur la futilité de notre société et le temps perdu à choisir des vêtements. Il était furieux, je le sentais bien, mais pas autant que le jour où sa femme l’avait quitté et où il m’avait jetée d’un geste rageur. J’étais restée sur le sol un temps infini, profondément blessée dans mon amour-propre et mes sentiments pour lui. Pourtant, je n’étais ni rancunière ni jalouse et avais fini par accepter ses sautes d’humeur, ses préférences brutales et inattendues envers mes compagnes.

- Bon. Décidons-nous ! fit-il d’une voix plus calme.

Il referma la porte sur moi, sur nous toutes… Nous l’entendîmes encore grommeler « Quelle pantalonnade ! »,  expression que je ne connaissais pas. Quel rapport entre un pantalon et nous ? Dans le noir, je me recueillis un instant. Bien sûr, j’aurais préféré être choisie à la place de la nouvelle venue, une empotée prétentieuse qui se croyait la septième merveille du monde. Plusieurs années d’expérience m’avaient démontré combien l’homme est versatile. J’étais devenue philosophe. Tandis que cette petite sotte s’imaginait encore qu’elle serait toujours l’élue. Il vient nécessairement un moment où le cœur se lasse du même amour et cherche ailleurs ce qu’il croit ne plus avoir chez lui.

Une autre porte claqua, loin de nous, puis le silence revint, seulement perturbé par les chuchotis de deux de mes compagnes. Je les fis taire. Doyenne du groupe, je tenais à mon autorité. Comme je m’ennuyais un peu, je décidai de quitter la haute boîte sombre que notre maître appelait l’« armoire ». Je me promenai d’une pièce à l’autre. D’un mouvement gracieux, une partie de mon corps svelte et élancé effleura ce que mon maître nommait son « lit ». Avec le temps, j’avais appris par cœur ces expressions étranges et retenu leur signification. Je me sentais bien. Tous ces mots me rassuraient, me reliaient à l’absence humaine. J’imaginais mon maître, une coupe de champagne à la main, pérorant et « pantalonnant » en bonne compagnie, allumant une cigarette, se lissant les cheveux… Puis ses doigts s’approcheraient de l’élue du soir, cette petite pécore sournoise pendue à son cou comme une garce. Oh, attention… je devenais jalouse ! Il est vrai que la pécore était jolie, avec sa peau de soie aux reflets chatoyants et sa découpe parfaite. Pouvais-je encore ne pas m’avouer vaincue face à une telle beauté, moi, avec mon allure stricte et sombre de croque-mort? Mon maître m’avait d’ailleurs souvent choisie pour l’accompagner à des enterrements. Parfois, ses larmes avaient roulées sur moi imprégnant ma peau d’un sel que j’aurais tellement voulu garder. Mais après la cérémonie, mon maître m’envoyait toujours vers un endroit lugubre où des mains hostiles me jetaient dans une grosse machine dont je sortais misérable et lavée du sel des larmes avant de reprendre ma place parmi mes compagnes. Pourtant, nous n’étions pas vraiment malheureuses, elles et moi. J’avais connu bien pire : l’interminable attente sous les néons d’un magasin de vêtements, les manipulations brutales des vendeuses, les caresses indélicates des clients qui me tâtaient comme de la vulgaire marchandise.

Après avoir gambadé sur le lit de mon maître, je me glissai sous la porte. En moi-même, je jubilais : mon maître, lui, avait besoin pour l’ouvrir d’une clé et d’une clenche ! Tandis que moi… Il me suffisait de prendre un peu d’élan, de me coller au sol, de glisser avec grâce, et hop ! j’étais dehors !

Je voletai dans les rues illuminées. La neige crissait sous les semelles des passants. Certains semblaient étonnés par ma présence solitaire. L’un d’eux voulut même m’attraper. Je me dérobai en tournoyant et frôlai son crâne chauve. Bientôt Noël... Je frissonnai. L’an dernier, l’une de mes compagnes avaient été offerte à notre maître à cette occasion. Je me rappelais encore le sourire du maître déchirant le papier bariolé et déroulant sur ses genoux notre consœur. Elle l’avait immédiatement enlacé de la manière subtile que nous avons toutes et qui est notre raison même d’exister : se couler en douceur derrière la nuque du maître pour se pendre tendrement à lui dont les mains habiles vous aideront à accomplir le nœud délicat, plus ou moins serré selon la tendance de l’époque.

Même si je ne suis plus la préférée, j’ai de la chance. Combien de fois jadis ai-je assisté à des scènes désagréables où l’une de nous était jetée au caniveau ou broyée d’une main rageuse puis enfoncée dans la poche d’un pantalon en compagnie d’un mouchoir sale ? Ou souillée des bavures infectes d’une virée nocturne, mouchée par le nez d’un maître distrait, déchirée, oubliée parmi les restes d’un banquet, essorée dans ces machines infernales qui servent aux humains à laver leur linge, trempée par la sueur malodorante d’un front, envahie par des parfums grossiers qui vous étourdissent, bref meurtrie dans sa chair comme dans son âme ? Sans compter le spectacle atroce que nous raconta l’une de nous, qui assista, impuissante, au supplice de sa consœur, écartelée entre une poutre et la nuque brisée de son maître qui avait, en se servant d’elle, mis fin à ses jours.

De manière générale – et ceci devrait être dénoncé publiquement -, rares sont les maîtres qui nous montrent quelque respect. Le mien prend toujours le temps d’harmoniser mes chatoiements à la chemise qu’il porte. Il n’est pas du genre à me garder nouée une fois pour toutes puis me passer avec négligence par-dessus sa tête le soir venu, à peine desserrée et encore prisonnière de mon nœud ! Et il m’ajuste exactement comme il faut pour que je me sente à l’aise. S’il a du ressentiment envers moi, c’est parce que je suis un cadeau offert autrefois par sa femme. Je paie pour elle. Moi qui fréquentais bals et galas ne sors plus de la haute boîte sombre qu’exceptionnellement pour une journée au bureau ou lors d’événements lugubres où, paraît-il, j’excelle. Parfois aussi, le maître me choisit parce qu’il n’a pas trouvé parmi mes consœurs celle qui satisfera pleinement ses goûts du moment. Ces derniers jours d’ailleurs, il semble trop souvent nous répudier toutes au profit d’un nœud plat ridicule qui a la forme d’un papillon.

Je voletais toujours dans les rues froides quand il se mit à neiger. Je me résolus à « regagner mes pénates », comme dit souvent mon maître. Je grimpai la volée d’escaliers en sautillant joyeusement de marche en marche. Le bas de mon corps se balançait dans une valse aérienne. Je me sentais légère comme une plume, molle et sans forces, mais heureuse. A nouveau, je me glissai sous la porte.

Je fus douloureusement surprise. Le maître n’était pas encore rentré. Son odeur, si semblable à la mienne, n’était qu’une effluve oubliée. Une grande tristesse m’envahit. Je n’avais plus aucune envie de rejoindre mes consœurs de lin, de soie ou de coton, qui dormaient dans leur boîte sombre, suspendues les unes à côté des autres. Je voulais être l’unique, la seule qu’il découvre à son retour, la compagne fidèle et aimante. Je lui ferais comprendre combien il comptait pour moi ! Et il me reviendrait, comme avant, comme du temps où sa femme était encore là et que tous deux s’étreignaient en m’écrasant un peu de leur amour partagé.

J’entrai dans la chambre, me glissai sous les draps. Et, lovée telle une couleuvre, je me mis à attendre.



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